Folle, pauvre : peur
Samedi dernier ma mère et moi sommes allées visiter ma grand-mère. Elle a 99 ans. Elle est partiellement sénile; elle replace ses enfants et ses petits-enfants à l’occasion. Souvent, quand on lui parle, elle s’éclipse un instant pour aller dans son monde intérieur. Elle tourne légèrement la tête de gauche à droite, les yeux fermés, comme si elle disait non. C’est plutôt perturbant. Samedi dernier donc, elle nous a quitté ainsi un instant, le temps de dire à voix haute: je suis folle … je suis pauvre … j’ai peur.
Elle en rajoutait, disant qu’elle n’avait pas un rond, qu’elle se demandait qui allait bien vouloir d’une folle comme elle, et qu’elle ne savait pas où on s’en allait. Au-delà d’être attristée par sa souffrance, ce que je me suis dit, c’est qu’elle a dû penser ainsi toute sa vie. Une femme qui a vécu dans l’opulence, femme au foyer à Westmount, qui a voyagé à travers le monde, enfin qui, sur papier, avait une vie rêvée.
Mais ce qui m’intéresse est l’aspect transgénérationnel, comment ces pensées ont passé à travers ma mère, qui ont passé à travers moi, et que moi aussi à présent je me dis que je suis bien trop folle, différente, pour réussir, que je n’ai pas droit à l’argent et que je suis terrifiée par le futur. Aurai-je assez d’argent pour survivre jusqu’à mes jours de sénilité ?
On me dit que grand-maman a toujours voulu écrire, mais qu’elle ne l’a jamais fait, pour des raisons qui lui appartiennent. Peut-être qu’en tentant ma chance avec l’écriture je pourrai contrecarrer cette lignée de femmes qui vivent dans la peur.